Torture et démocratie (1): une pratique insidieuse

Ce sujet fera l’objet de plusieurs billets. Pour une étude sérieuse du domaine, la lecture de Torture and Democracy de Darius Rejali est indispensable.

Plus un pays se soucie de son image, plus la torture qui y est pratiquée l’est sous forme camouflée, tant pour échapper à la détection que pour brouiller la compréhension du phénomème après détection. Ceci rend la torture plus difficile à pratiquer en démocratie, mais génère aussi par émulation des formes de torture difficiles à cerner et à condamner. La pratique de ces techniques demande l’instauration d’une culture de torture qui se transmet officieusement. Ainsi, ce n’est que dans des cas pathologiques de l’on voit utiliser des techniques clairement reconnaissables: la torture moderne est avant tout ambiguë et insidieuse.

La pratique de la torture dans une démocratie se caractérise par son ambiguïté. Elle n’est pas publique, et très rarement officielle. Ses instruments éventuels sont des objets courants qui n’éveillent pas la suspicion, et elle laisse peu de traces physique sur les victimes, ce qui l’a fait qualifier de « torture light ». Dans les cas où elle est pratiquée ouvertement, elle est minimisée et trivialisée dans le discours officiel (pendant la guerre d’Algérie, « il ne faut pas exagérer, la gégène, ça n’est pas terrible » ; ou la « trempette » (« dunk in the water« ) de Cheney pour qualifier le waterboarding).

Ces contraintes induisent une culture reconnaissable de la torture. En rapprochant les techniques similaires, on peut identifier des canaux de transmission. Rejali identifie par exemple le supplice de la « baignoire », notoirement pratiqué par les Nazis, comme une production des policiers français en poste en Indochine ; rappelés dans la Métropole, les Collaborateurs avaient démontré leur savoir-faire sous les yeux de la Gestapo, qui avait ensuite adopté la méthode (alors que les Nazis en poste en Pologne battaient simplement leurs prisonniers avec des bâtons ; les traces que laisse cette technique témoignent de la différence de régime d’occupation entre la France et la Pologne) ; plus tard, les anciens Résistants devenus officiers en Algérie adopteraient, en conjonction avec la gégène, cette même « baignoire » qu’ils avaient apprise en la subissant.

La torture pratiquée actuellement n’est pas cette de la salle de torture médiévale. Les instruments qui peuvent mutiler ou laisser des marques s’emploient d’autant moins que le pays concerné se soucie de son image. La plupart des clichés publics sur la torture relèvent du Sado-Masochisme, avec des techniques qui provoquent des douleurs intenses et ponctuelles. En réalité, les techniques de torture « moderne et démocratique » sont plus difficiles à repérer et à caractériser comme telles.

La première de ces techniques est la privation de sommeil. Une demi-semaine sans dormir réduit n’importe qui à une loque humaine. Cette la technique a été considérée comme le seul outil capable de briser les jihadistes endurcis jusqu’à la fin du deuxième mandat de George W. Bush, lorsque Hayden a tenté, apparemment en vain, de persuader Obama de poursuivre cette pratique (Obama’s War, p.54). Les effets de la privation de sommeil se camouflent aisément, puisqu’il suffit d’une nuit de repos pour faire disparaître les symptômes. La privation de sommeil se caractérise difficilement comme torture, d’une part parce que le public n’en n’est pas familier, d’autre part parce qu’elle peut s’introduire si graduellement qu’il devient difficile de décider à quel moment la torture commence. Par exemple, dans The Interrogators, « Chris Mackey » (pseudonyme d’un réserviste sous-officier de renseignement états-unien), décrit comment son équipe déployée sur la base de Baghram est graduellement passée des techniques d’interrogatoires officielles de l’armées, inspirées par Hanns Scharff et respectant les Conventions de Genève, à la privation de sommeil, qu’ils euphémisent en « monstering« , pour répondre aux pressions de leurs supérieurs. Très significativement, l’adjudant « Mackey » interdit à ses hommes d’employer le terme « sleep dep » (pour « sleep depravation« ), et à l’issue de son livre, il n’a pas de mots assez durs pour ses successeurs qui, après l’avoir relevé, ont excercé encore plus brutalement les pratiques qu’il avait introduites  (ls ont aussi tué accidentellement des prisonniers en les battant et par hypothermie). On voit à quoi pensent les rapporteurs de Human Rights Watch lorsqu’ils remarquent que dans la garde à vue en France, « bien que le rapport final de la police doive mentionner la durée de tous les interrogatoires, il n’existe aucune règle fixant une limite de temps pour ces interrogatoires ni le temps de repos dont doit bénéficier un détenu entre les interrogatoires. »

Une autre pratique typique dans les démocraties, quoi que plus reconnaissable pour de la torture, est la technique des « positions pénibles » (« Stressful positions »). Beaucoup de positions, tenues trop longtemps, deviennent intolérables, et certaines peuvent tuer, particulièrement celles qui jouent sur la respiration et peuvent faire suffoquer (la crucifixion repose sur ce principe). Le prisonnier mort avec qui Charles Graner a posé à Abu Ghraib, Manadel al-Jamadi, est probablement mort ainsi par asphyxie lors d’un interrogatoire mené par un membre de la CIA (contrairement aux photographies de Graner, cette mort n’a pas fait scandale et l’agent, Mark Swanner, n’a pas été inquiété). Les effets sur la circulation sanguine peuvent causer des séquelles permanentes, voire la mort. Mais dans tous les cas, le but est encore d’infliger la souffrance sans effets physiques durables. La familiarité avec la torture par les positions pénibles permet de mieux comprendre l’enjeu lorsqu’un prisonnier se plaint d’être menotté de façon prolongée.

Pratiques très typiques, le froid et la chaleur peuvent être infligés avec une large gamme d’intensités et s’expliquer facilement par des prétextes. Ils se combinent facilement avec toute autre pratique, et permettent de maintenir la victime sous pression dans la durée, même hors interrogatoire à proprement parler. Lorsque la détention et l’interrogatoire se déroulent dans des milieux rudes, il suffit d’exposer le prisonnier aux éléments pour obtenir l’effet recherché ; on en voit des démonstrations dans le Pont de la rivière Kwai (avec le soleil et la chaleur), ou la base de Baghram. Un manque d’attention et d’expérience du tortionnaire peut entraîner la mort.

Des pratiques plus visibles s’emploient occasionnellement (coups, strangulations, menaces, simulacres d’exécutions…), mais caractérisent plutôt des dérapages qui conduisent à des enquêtes et des sanctions officielles. En général, la torture se pratique en catimini (un peu comme la corruption), et les cas de pays qui formalisent et codifient officiellement les techniques autorisées dans la pratique de la torture sont très rares dans l’Histoire récente: le Troisième Reich avec la verschaerfte Vernehmung (« interrogatoire poussé »), le Royaume-Uni avec le Third degree (« troisième degré »), et les Etats-Unis avec l’enhanced interrogation (« interrogatoire poussé » également). Le gouvernement Bush a ainsi autorisé le waterboarding à partir de 2002, ce qui a fait scandale deux ans plus tard et a conduit à son abandon après avoir été pratiqué intensément sur trois prisonniers à Guantanamo. Les techniques à base d’eau, comme le supplice de la baignoire ou le waterboarding, semblent ainsi avoir rejoint la cohorte des « tortures reconnues comme telles », ce qui pourrait les rendre plus difficiles à pratiquer à l’avenir dans des démocraties.

Pratique insidieuse par nature, la torture se propage et s’enracine, comme la corruption, par des complicités et des encouragements discrets plutôt que par des ordres.  Un bon exemple est l’annotation de Rumsfeld du document qui autorise les positions pénibles par « je me tiens debout entre 8 et 10 heures par jours. Pourquoi la station debout [des prisonniers] est-elle limitée à quatre heures ? »

Pour s’en prémunir, il est donc important de dépasser l’idée qu’il y aurait une différence qualitative claire entre le traitement normal des prisonniers et la torture, ou que l’on reconnaîtrait forcément la torture pour ce qu’elle est. L’idée que la torture soit pratiquée dans nos démocraties libérales occidentales peut surprendre et choquer au premier abord ; mais le contraire demanderait qu’un minimum de compétence et de respect des prisonniers soit totalement garanti partout et en tout temps, sans aucun dérapage. ll est possible d’obtenir cette qualité de service dans les forces de l’ordre, mais il est nécessaire pour cela de viser les pratiques à éradiquer, sans tabou. Rêver ses forces immunisées contre la tentation de la torture rend plus difficile le repérage des incidents significatifs, alors que même la police de  Genève est concernée. Restent à adopter des positions claires sur l’incitation et la complicité  (notamment dans le cadre d’extraditions vers des pays pratiquant notoirement la torture),  ainsi que sur les poursuites pénales, y compris à l’égard d’éventuels commanditaires politiques.

2 réflexions au sujet de « Torture et démocratie (1): une pratique insidieuse »

  1. Au sujet de la torture par maintien d’une position pénible, on pourra par exemple évoquer celle pratiquée par les nord-vietnamiens sur les prisonniers américains, notamment les aviateurs : ligotage des bras dans le dos, jusqu’à ce que les omoplates se touchent, avec éventuellement levage par la corde. À la douleur de la position s’ajoute le blocage de la circulation sanguine et la difficulté de la respiration.

    cf les récits de James Stockdale ou encore John McCain

    Il est possible que cette expérience américaine ait inspiré les tortionnaires de la CIA.

    • Absolument, le programme SERE, qui entraîne certaines troupes US à la survie, reprend et entretient ces pratiques. C’est un programme défensif, dans la mesure où son but est d’acclimater les troupes, mais il constitue aussi un réservoir de savoir-faire où l’on peut puiser pour établir un système de torture. Un peu comme les laboratoires de biologie militaires qui fabriquent des vaccins et étudient des défenses: ils ne fabriquent pas officiellement d’armes biologiques, mais leurs activités peuvent assez facilement se convertir pour des but offensifs.

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